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DU THÉÂTRE ÉLISABÉTHAIN
Les personnages de Shakespeare, Marlowe, Ford, Lily
Si je pense à l'époque élisabéthaine, je vois une masse formidable d'œuvres et d'hommes, un
océan de poésie, tumultueux, chaotique, toujours en mouvement, et au-dessus de cela la figure
si profondément humaine, c'est-à-dire à la fois angélique et démoniaque, de Shakespeare...
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Ce théâtre ne ressemble à rien d'autre et justement parce qu'il a l'air de ne pas avoir voulu être
un théâtre : dans le drame élisabéthain, ce ne sont pas les caractères qui sont soumis aux lois
de l'art dramatique, c'est l'art dramatique qui est soumis aux caractères.
... Le propre des élisabéthains a été de mettre leurs personnages dans les situations les plus
étranges, les plus violentes, les plus désordonnées, non pas, pour obtenir des effets faciles,
mais parce qu'ils sont tous envahis par une étrange, par une frénétique curiosité et qu'ils
veulent savoir avant tout quelles paroles, quels gestes, quelles réactions échapperont à
l'homme, lorsqu'il se trouvera jeté hors de la route commune et mis en face des réalités les
plus violentes. Cette curiosité hardie jointe au don de formuler les sentiments les plus
inconscients, les plus changeants, les plus moléculaires, ont donné une forme durable à une
sorte de jaillissement lyrique d'une inégalable puissance.
C'est l'époque des grandes découvertes, des grandes curiosités, des grands voyages de
l'esprit. Les poètes vivent en marge, dans une bohème crapuleuse et misérable qui ne les
empêche pas de fréquenter les grands seigneurs. Ils promènent sur le monde un regard
d'effroi et de désir ; des choses s'effondrent autour d'eux, d'autres naissent, ils sont à la
bifurcation de deux univers.
Dans une société sans règles, presque informe, où tout est caprice, hasard et danger, où
l’homme ne s'est peut-être jamais senti aussi seul, aussi farouchement affranchi de tout, il est
naturel que le dramaturge ait désiré lui arracher ses derniers secrets pour les proclamer à la
face du monde : comme si tous ces personnages se trouvaient à la veille d'un jugement dernier
et avaient pour mission de porter témoignage de la vie terrestre et des passions humaines.
(Edmond Jaloux – Les Cahiers du Sud) |