Mardi 5 janvier 2010 2 05 /01 /2010 15:13

Comme ils vous plairont !

Gare Asnières, quai B. Retenez l’adresse. Car le bien nommé Théâtre du Voyageur sis à même le quai, à la sortie du train, poursuit ici son tour du monde shakespearien. Après les « Vies et morts de Falstaff », l’an passé, c’est aujourd’hui « Comme il vous plaira »… avec brio !

Pour un peu, c’était bon pour la Normandie. Départ gare Saint-Lazare, à un quai près de Lisieux. Mais à Asnières, tout le monde descend ! Pas fou (le monde). Pas totalement du moins, car à défaut de Normandie c’est en Bretagne, la Great et délirante du grand Will, qu’on débarque quai B. Entrée sur les planches du grand monde par la petite porte. « All the world’s a stage * » dit ailleurs le mélancolique Jacques dans l’une des répliques qui fait la renommée de Comme il vous plaira .

Écrite vers 1599, cette pièce charnière à mi-temps des Sonnets et de Hamlet contient déjà tout Shakespeare. Des vérités sur le sexe et la politique aux histoires d’amours capricieuses, des trahisons familiales aux échappées fantastiques, de l’humour, de l’esprit ou de la folie, rien ne manque. Un décor de pastorale – buissons, souches et feuilles mortes importés de l’âge d’or –, une trame à vau-l’eau et un rythme allegro servent de tremplin au talent des dix comédiens.

Joyeux drilles prêts à faire chanter les fameux vers du grand Will

Chacun excelle dans son rôle. Ou ses rôles, car beaucoup en jouent deux. Or, chez Shakespeare, chaque personnage compte double (double personnalité, doublons et doublures, travestissement et jeux de miroir). Il y avait donc au total sur scène ? Un simple décor fait de hauts encarts peints aux couleurs d’un palais marbré au recto, dans les tons ocres de la nature au verso, et une bande de joyeux drilles prêts à faire chanter les fameux vers du grand Will. Des « Pieds nickelés de la Renaissance », pour l’ami Pansieri.

« Comme il vous plaira », de Willam Shakespeare

Bref, de gais lurons pour une histoire pas triste : Rosalinde (Ariane Lacquement), la fille d’un vieux duc déchu par son frère s’apprête à quitter la cour de son oncle à son tour. Elle se réfugie, travestie, dans la forêt d’Ardenne (parente d’Éden), suivie par sa cousine Célia (l’ensorcelante Véronique Blasek), une sœur pour elle, toutes deux guidées par un bouffon plein d’esprit : Pierre-de-touche. L’exil a du bon puisque Orlando (Matthieu Mottet), dont elle s’est éprise à la cour, s’enfonce aussi dans le bois. Encore quelque paysan philosophe, une tribu beatnik, des cerfs, des lions, une beauté sylvestre, tous pétris d’amour et sortis d’on ne sait trop où. D’Ovide, peut-être, poète de l’amour. L’amour ? Shakespeare semble lui dire à son tour : « Cours toujours ! ».

Chantal Melior l’a bien compris, elle qui monte Comme il vous plaira avec allégresse, usant à l’envi du langage des corps. Ainsi, entre deux improvisations jazzy, une course-poursuite dans les bois, s’insinue une tirade de Jacques, tenue par l’extraordinaire François Louis, un couplet de bon sens paysan ou quelque interrogation existentielle. Les costumes extravagants, un ballet d’entrées et de sorties essoufflant et le texte quasi intégralement conservé, lancé sans ambages, évitent, eux, tous détours psychologisants.

Mme Melior (de son vrai nom d’artiste) orchestre un théâtre bien en chair incroyablement revigorant. Sa lecture de Comme il vous plaira a la fraîcheur des premières fois (des premières lectures, s’entend). Belle réponse à Shakespeare qui nous dit, selon René Girard ( Shakespeare. Les feux de l’envie, Grasset) : « Voici une pièce qui dépeint le monde non comme je le vois, non tel qu’il est, mais comme il vous plaira à vous, mon public, de la voir, sans conflits ambigus, sans sentiments ambivalents […] ». Ce qu’on a vu, nous ? Un regard pétillant, un rythme endiablé qui déride, des comédiens détonnants dans un Comme il vous plaira jouissif. Suivez-les, car ils le reprendront, et voyez comme ils vous plairont !

Cédric Enjalbert

Les Trois Coups

www.lestroiscoups.com